27 novembre 1793

 

Rapport sur la réunion de la Savoie à la France, fait au nom des Comités diplomatiques et de constitution, par le citoyen Grégoire, député du département de Loir et Cher.

Citoyens,

Depuis trois ans l’esprit humain a franchi un intervalle immense. Ses efforts soutenus on fait reculer le fanatisme et la tyrannie ; et des hommes que couvrait naguère le bandeau de l’erreur, ont connu et soupçonné leurs droits ; certes l’on peut se féliciter d’exister à une époque où les sujets deviennent citoyens, où les rois ont les peuples pour successeurs.

Législateurs, avant d’examiner si d’après le voeu librement émis de la Savoie, vous devez l’incorporer à la République française, vous avez voulu compulser les archives de la nature, voir ce que le droit permet, ce que le devoir vous prescrit à cet égard : ainsi vos délibérations toujours soumises au compas de la raison, toujours mûries par la réflexion, auront ce caractère de dignité qui convient à la Convention nationale et à la majesté du peuple qu’elle représente.

Des nations diverses ont-elles le droit de se réunir en un seul corps politique ? Cette question porte en soi sa réponse, c’est demander en d’autres termes si elles sont souveraines. En s’identifiant, elles n’aliènent pas la souveraineté ; elles consentent seulement à augmenter le nombre des individus qui l’exercent d’une manière collective.

Il serait beau sans doute de voir tous les peuples ne former qu’un corps politique, comme ils ne forment qu’une famille ; mais quand on nous parle de république universelle, quelle est l’acception de ces mots ? Si l’on entend que l’univers entier aura les mêmes lois, il est évident que quoique les principes de la nature et la déclaration des droits soient de tous les lieux comme de tous les temps, leur application est subordonnée à une foule de circonstances locales qui nécessitent des modifications.

Les immenses variétés résultant des climats, des distances, des productions du sol et de l’industrie, de l’idiome, des moeurs, de l’habitude, repoussent le projet d’amener l’univers à l’unité politique.  Veut-on nous dire que les peuples ayant des constitutions différentes, les fonderont toutes sur les principes de l’égalité, de la liberté, et se chériront en frères ? C’est le cas d’appliquer le conseil d’un ministre à l’abbé de Saint-Pierre : envoyez préalablement des missionnaires pour convertir le globe.

Plusieurs contrées de l’Europe et de l’Amérique agrandiront bientôt le domaine de la liberté, mais quelques centaines de peuples seront encore longtemps étrangers aux vrais principes, et il est douteux qu’ils soient de si tôt adoptés par les écumeurs barbaresques, les voleurs de l’Arabie, et les anthropophages de la mer du Sud.

Veut-on nous dire enfin que les divers États du globe formeront des alliances. Cette hypothèse ne s’applique guère qu’à ceux qui sont rapprochés par des relations commerciales : ainsi bien du temps doit s’écouler encore avant que les François signent un traité avec les Tschoudes ou les Pepys ; et sous ces divers aspects, la république universelle est en politique ce que la pierre philosophale est en physique. Si la république universelle n’était pas un être de raison, c’est sans doute en se fédérant que les grandes corporations du genre humain communiqueraient entre elles ; mais si l’on voulait ensuite appliquer le système fédératif à notre gouvernement, si au lieu de former un tout indivisible, on bornait ses fractions à des points de contact, ce serait le comble de la démence ; le système fédératif serait l’arrêt de mort de la république française.

Après avoir soufflé sur des chimères, rentrons dans l’ordre du réel et de l’utile.

Le peuple de Savoie est souverain comme celui de France car la souveraineté n’admet ni plus ni moins ; elle n’est pas susceptible d’accroissement ni de diminution. La progression graduelle de la population et des richesses augments la puissance, mais non la souveraineté. Genève et Saint-Marin la possèdent à un degré aussi éminent que la France ou la Russie ; et lorsqu’une nation peu nombreuse s’unit à une grande nation, elle traite d’égal à égal, sinon elle est esclave.

La Savoie est composée de sept provinces : celles de Carouge, Chablais, Faucigny, Genevois, Maurienne, Savoie propre et Tarentaise, qui forment 655 communes. A la seconde séance de l’assemblée nationale des Allobroges, en date du 22 octobre 1792, vérification faite du voeu de ces communes, il est résulté que 580 ont voté leur réunion à la France ; 70 avaient revêtu leurs députés de pouvoirs illimités. Une seule a exprimé le désir de former une république particulière ; mais il est à observer qu’à l’assemblée nationale des Allobroges, un membre de cette commune en dénonça le secrétaire comme ayant énoncé, dans la rédaction de son procès-verbal, un voeu contraire à celui des citoyens. Des quatre autres qui n’ont point émis leur voeu, trois l’ont fait équivalemment.

Le député de Saint-Jean de Maurienne déclara, dans la première séance de l’assemblée nationale des Allobroges, que plusieurs députés des communes de Lansvillard, Bressan et Bonneval, l’avaient chargé expressément d’annoncer que leurs communes ne pouvaient se réunir sans s’exposer à la fureur des troupes piémontaises qui occupaient encore leur territoire. Ils l’avaient chargé en outre d’exprimer, dans cette assemblée, le voeu individuel de chaque habitant d’être incorporé à la république française, avec assurance de faire éclater leur désir dès que la retraité des brigands leur en laisserait la facilité. Cette déclaration a été insérée dans les registres de l’assemblée nationale des Allobroges.

Il conste dès lors que la demande en réunion, faite au nom de la nation savoisienne, est l’expression libre et solennelle de la presque totalité des communes : elles déclarent, par l’organe de leurs représentants, qu’aucune violence, aucune influence étrangère n’a dirigé leurs opinions ; et dès lors le souverain a parlé.

L’assemblée nationale des Allobroges, dans sa séance du 29 octobre 1792 a chargé les citoyens Doppet, Fabre, Dessaix et Villard, de se rendre près de la Convention nationale de France comme interprètes de la volonté du peuple allobroge : leurs pouvoirs soumis à la vérification constatent l’authenticité de leur mission, dont ils ont amplement discuté l’objet avec vos comités. Il en résulte qu’en manifestant le voeu de se réunir à la France, les Savoisiens ont connu toute l’étendue des engagements qu’ils voulaient contracter ; ils avaient envisagé la chose sous tous les rapports.

Deux communes avaient opposé une restriction relative aux dettes de la France, dont elles refusaient de partager le fardeau : l’assemblée nationale savoisienne a passé, sur ces restrictions, à l’ordre du jour. Le peuple allobroge déclare que son assentiment est fondé sur les calculs les plus réfléchis, qu’il ne prétend à aucune exception, et que la fusion complète des deux peuples en un seul, veut que tout soit commun et proportionnel quant aux charges et aux avantages sociaux ; et certainement ils décrétaient avec connaissance de cause, ces hommes qui, s’élançant tout à coup vers la liberté, et s’élevant à la hauteur de tous leurs principes, ont consacré leurs premiers travaux à démolir un trône, et qui ont débuté en abolissant la royauté, la noblesse, la gabelle et la torture.

La première question qui se présente, est de savoir si l’intérêt politique de la France lui permet de s’agrandir et d’accéder à aucune demande en réunion.

Le but de l’association politique est de procurer aux individus la liberté, la sûreté, le bonheur. Pour atteindre ce but, il faut à l’état une puissance, cette puissance est réelle ou relative : elle est réelle, lorsqu’on y voit prospérer l’agriculture et le commerce, lorsque l’amour de la patrie, l’austérité des moeurs et la fierté du courage forment autour de l’état une enceinte impénétrable ; elle est relative, lorsque sa contiguïté à des voisins hostiles, lui assurant la supériorité des forces et celles de l’opinion, elle peut se garantir de leurs attaques. Sparte et Athènes étaient resserrées dans un territoire peu étendu ; mais comparées à cette foule de petites républiques qui partageaient la Grèce, elles étaient des puissances formidables.

L’Etat atteint son but lorsqu’il procure aux individus qui le composent tout ce qui sert à leur consommation, à leurs besoins ; et l’étendue de sa population et de son territoire ne sont point alors des éléments nécessaires de la félicité publique. Sous nos veux, Raguse, Gênes, Genève et Gersaw, la plus petite république connue, furent constamment plus heureuses que la plupart des vastes empires de l’Europe. Ces petits États ont été garantis d’invasions étrangères, soit par leur position géographique, soit que l’exiguïté de leurs forces n’éveillât pas la jalousie des grandes puissances, soit enfin que leurs liaisons avec celles-ci les aient mises à l’abri de toute attaque ; mais lorsqu’un État se trouve exposé aux agressions de ses voisins, lorsque la nécessité de combattre une grande puissance nécessite de grands moyens, il peut lui être utile sans doute d’accroître ses domaines. Le terme de cette agrandissement est un problème dont nous allons tenter la solution.

Plus l’État est vaste, plus vous concentrez le pouvoir dans la main des premiers agents, et quoiqu’ils soient temporaires, que de moyens leur restent pour échapper à la surveillance ? Rien n’est plus voisin d’un pouvoir excessif que l’abus ; car il faut toujours calculer d’après les passions humaines, et cette soif de dominer qui tourmente la plupart des hommes, et fait éclore des révolutions.

L’action du gouvernement doit être simultanée et se déployer avec énergie sur tous les points de sa circonscription territoriale. Dans un pays très vaste, la disparité de moeurs et de climats contrarie souvent cette simultanéité ; ses forces s’affaiblissent, lorsqu’il faut les répartir sur une vaste surface, et les fractionner pour la garde de frontières très étendues, et qui multiplient le nombre de ses voisins. D’ailleurs, l’énergie du gouvernement s’atténue, lorsqu’elle agit à grande distance. Plus une corde s’étend, plus elle décrit la courbe, image sensible d’un trop vaste empire, où le lien social se relâche et dont les ressorts se détendent. Ainsi, quoique le mouvement imprimé soit un dans ses principes, sa direction se ramifie à l’infini ; de là résulte la complication dans les mouvements secondaires, la difficulté dans les communications, ce qui altère la forme du gouvernement et facilite des explosions révolutionnaires dans les divers points de l’empire, où un homme en crédit, un Catilina fait fermenter le levain de la rébellion ; et n’est-ce pas ainsi que s’est établi le despotisme presque dans tout l’univers ? Appelons du moins le passé au conseil du temps présent. Peut-être nous citerez-vous les Chinois, dont le vaste empire date de loin dans les fastes du monde, quoiqu’il n’ait pas été à l’abri des révolutions ; et quand nous vous céderions cet exemple unique qui forme exception, en est-il moins vrai que l’expérience vient à l’appui de nos raisonnements ? Les grands États de l’Asie, qui étaient des colosses d’argile au bras d’airain, se sont affaissés sous leur propre poids ; les conquêtes d’Alexandre devinrent la proie de ses capitaines ; Rome exténuée par sa grandeur disparut sous ses décombres ; les empires de Charlemagne, de Gengis-Khan, de Tamerlan, éprouvent les mêmes vicissitudes ; tous ont trouvé dans leur trop grande étendue une des causes principales de leur dissolution ; et sans hasarder, on peut prédire qu’avant le milieu du siècle prochain la Russie sera démembrée. Il est vrai que la forme du gouvernement fournit des données sur l’étendue que comporte un État.

Un préjugé très accrédité veut circonscrire toute République dans un territoire resserré. L’on ne veut pas voir qu’il n’existe aucune parité entre les autres Républiques et la nôtre ; celles-là, créées pour la plupart dans l’enfance de l’art social, ne pouvaient s’étendre, sous peine de n’avoir qu’une existence précaire ; la République française, presque la seule qui soit fondée sur les véritables principes de l’égalité, est ramenée sans cesse à l’unité par l’ensemble de ses lois constitutives : dans sa construction savante et hardie, elle trouve le présage d’un bonheur qui embrassera l’étendue des siècles, comme celle des départements.

Les despotes paraissent craindre qu’elle n’envahisse leurs États et que nous n’aspirions à faire de l’Europe entière une seule République dont la France serait la métropole. Cette domination universelle était, dit-on, le projet que voulait réaliser Louis XIV. Dès lors il ne peut être le nôtre ; car, quoi de commun entre les rêves ambitieux d’un roi et la loyauté d’un peuple libre ? (Applaudissements.) Ne te rends ni l’esclave des hommes, ni leur tyran, disait quelqu’un à qui la philosophie pardonne presque d’avoir été couronné. Cette sentence de Marc- Aurèle est la devise des Français. L’étendue nécessaire d’un État doit se mesurer sur les localités et le besoin de maintenir l’existence du corps politique.

Appliquons ces principes à la France. 600,000 hommes sous les armes, forts de leur courage et de leurs principes, prouvent que sa population suffit pour faire face à la coalition des despotes ; et quelle sera l’immensité de sa puissance lorsque, rendue à la paix, elle verra se développer dans son sein toute la fécondité de l’agriculture, toute l’activité du commerce ? Quant à l’étendue territoriale, que lui servirait de franchir le Lac de Genève, le Mont-Cenis ou le Pic du Midi ? Serait-elle plus heureuse en joignant à ses domaines le pays de Vaud, la Catalogne ou la Lombardie ? Elle doit craindre que les extrémités de sa vaste enceinte ne soient trop éloignées du centre ; alors elle ne pourrait plus surveiller le jeu de la machine, en connaître les rouages, diminuer les frottements et lui imprimer une marche uniforme et constante, autant que le comportent l’imperfection et la faiblesse des ouvrages humains ; dans une grandeur exagérée, elle trouverait le principe de sa décadence, et cet accroissement funeste préparerait sa chute.

La France est un tout qui se suffit à lui-même, puisque partout la nature lui a donné des barrières qui la dispensent de s’agrandir, en sorte que nos intérêts sont d’accord avec nos principes. Quand nos armées victorieuses pénètrent dans un pays, contentes d’avoir brisé les fers des peuples opprimés, elles leur laissent la faculté pleine et entière de délibérer sur le choix de leur gouvernement, sans influencer leur détermination. Nous vouons au mépris cette politique astucieuse qui, sous prétexte de raison d’État, de coup d’État, veut, au gré de son ambition, faire fléchir les principes de la justice. Telle est la résolution irréfragable de la France. Rendues à la liberté, les nations ne nous verront jamais attenter à leur souveraineté, en troublant l’exercice de leurs droits. Maîtresses de s’organiser à part, elles trouveront toujours en nous appui et fraternité, à moins qu’elles ne veuillent remplacer les tyrans par des tyrans ; car, si mon voisin nourrit des serpents, j’ai droit de les étouffer, par la crainte d’en être victime. (Applaudissements.) Des Français ne savent pas capituler avec les principes. Nous l’avons juré : point de conquêtes et point de rois.

Mais si des peuples occupant un territoire enclavé dans le nôtre, ou renfermé dans les bornes posées à la République française par les mains de la nature, désirent l’affiliation politique, devons- nous les recevoir ? Oui, sans doute; en renonçant au brigandage des conquêtes, nous n’avons pas déclaré que nous repousserions de notre sein des hommes rapprochés de nous par l’affinité des principes et des intérêts et qui, par un choix libre, désireraient s’identifier avec nous.

Et tels sont les Savoisiens : conformité de moeurs et d’idiome, rapports habituels, haine des Savoisiens envers les Piémontais ; amour pour les Français qui les payent d’un juste retour ; tout les rappelle dans le sein d’un peuple qui est leur ancienne famille. Tous les rapports physiques, moraux et politiques, sollicitent leur réunion. Vainement on a voulu au Piémont lier la Savoie. Sans cesse les Alpes repoussent celle-ci dans les domaines de la France ; et l’ordre de la nature serait contrarié si leur gouvernement n’était pas identique.

Jusqu’à ce que notre République ait pris une assiette imperturbable, et dans l’hypothèse de la non-réunion, elle serait obligée de tendre un cordon de troupes depuis Briançon jusqu’à Gex, c’est-à-dire sur une ligne de plus de 60 lieues, eu égard aux contours que présentent les groupes de montagnes ; l’incorporation de la Savoie raccourcit notre ligne de défense. La France alors n’aura plus à garder que 3 défilés : le Mont-Cenis, Bonneval et le petit Saint-Bernard ; 300 soldats et quelques pièces de canon y arrêteraient des armées. Quant au grand Saint-Bernard, borné au nord-est par le Valais et les glacières de Chamouny, il ne laisse rien à redouter des entreprises du roi de Sardaigne ; et en cas d’attaque de la part des Valaisans, 500 hommes placés le long des hauteurs du Chablais rendraient inutiles tous les efforts des despotes d’Italie ; car la contrée où sont situées les Thermopyles de la République française est aussi la patrie des Spartiates.

Là existe un peuple composé de 400,000 individus, plus voisin que nous de la nature, ayant moins que nous la science des préjugés, ou l’ignorance acquise, et conséquemment soumis à moins de besoins factices, à moins de vices ; il ne connaît le fanatisme que par l’horreur qu’il lui inspire; la frugalité, la probité sont ses attributs, et tandis qu’à Genève le patriotisme est comprimé sous la main d’un magnifique seigneur, le Savoisien, déployant la fierté d’une âme qui ne fut jamais rétrécie par la servitude, prouve que l’homme des montagnes est vraiment l’homme de la liberté.

Considérée sous le point de vue financier, la réunion de la Savoie présente à la France les avantages suivants : les biens du clergé, des émigrés et du fisc, devenus nationaux, peuvent s’élever à un capital de 20 millions, et la rente suffira pour couvrir les pensions que l’on fera sans doute aux moines supprimés. Cette charge s’étendra graduellement sur la ligne séparative de la France et de la Savoie ; une trentaine de bureaux de douane entraînaient une surveillance dispendieuse et, de plus, incapable de réprimer la contrebande. Par la réunion, les barrières, portées sur une frontière plus éloignée, n’exigeront plus que quatre bureaux de douane : Mont-Cenis, Bonneval, le petit Saint-Bernard et Saint-Gerigo ; ils sont placés si avantageusement, qu’ils peuvent empêcher tout commerce interlope. Loin d’augmenter la dépense que nécessite la garde des frontières, elle diminue, par la réunion, ainsi que l’impôt par l’augmentation du nombre des imposables.

Les mines d’antimoine exploitées avec soin offriront d’heureux résultats. Une mine de cuivre très abondante présente des avantages certains pour les arsenaux et le doublage des vaisseaux ; des mines de fer qui alimentent la manufacture de Saint-Étienne seraient plus lucratives, si l’on forgeait sur les lieux ; il est reconnu que la trempe des ouvrages fabriqués en Savoie est bien supérieure à celle des ouvrages faits avec la même matière en France ou dans d’autres ateliers.

Le chanvre, le miel, le suif et le cuir sont des branches de commerce qu’il sera facile de vivifier, à l’aide de deux canaux d’une construction peu dispendieuse.

Le Rhône et l’Isère nous donneront la facilité de tirer d’excellentes matières qui alimenteront les chantiers de nos ports du Midi. La navigation libre du lac de Genève est un moyen de contenir plus efficacement le canton de Berne. Sa position géographique parait l’exclure naturellement de notre association, nous le voulons pour voisin, nous ne le craignons pas comme ennemi.

A cette énumération des avantages que nous apporte la Savoie, doit succéder le tableau de ceux qu’elle reçoit en échange : on y verra que notre mise est infiniment supérieure à la sienne. Je commence par les objets d’industrie. La politique piémontaise fut toujours de s’opposer à tout genre d’établissement qui aurait pu faire fleurir les arts en Savoie ; et, par un raffinement de cruauté, elle comprimait l’industrie, étouffait l’émulation et tenait le peuple enchaîné dans la misère, par la crainte que sa prospérité ne tentât l’ambition d’un conquérant ; sûre de ne pouvoir le conserver en temps de guerre, elle se tenait toujours prête à le perdre. Ce pays, condamné à l’anathème politique, payait au Piémont des droits d’entrée sur tous les objets commerciaux ; contraint de vendre à la France des marchandises brutes qu’il n’avait pu manipuler, il en tirait en échange toutes ses marchandises ouvrées, comme étoffes, linge, cuirs tannés, et une foule d’objets consommables ; et comme le commerce entraîne journellement des contestations entre le vendeur et l’acheteur, au lieu d’être terminées avec cette rapidité qui n’arrête pas le cours des échanges, la disparité de gouvernement, la différence des lois, la multiplicité de tribunaux, occasionnait des difficultés interminables qui, en harcelant le consommateur, étaient funestes à la chose publique.

L’unité de gouvernement et de lois va remédier à ces inconvénients ; sous le régime de la liberté, l’industrie renaîtra dans un pays qui possède les eaux les plus favorables à là tannerie, aux papeteries, à la draperie. Un travail éclairé soignera les marais, fertilisera les campagnes, ranimera le commerce, sera suivi de l’abondance ; et, sous l’égide de la France, cette contrée recevra de sa nouvelle manière d’être une impulsion morale qui bientôt la rendra florissante. Les Savoisiens étaient les îlotes du Piémont ; toutes les branches d’administration et presque toutes les places confiées à des mains étrangères aggravaient leur joug ; ils étouffaient des plaintes que l’on eût traitées comme des cris de rébellion. Dans leur réunion à la France ils trouveront l’avantage d’être jugés, administrés par les dépositaires de leur confiance, leurs amis, leurs concitoyens. 30,000 Savoisiens se répandent annuellement en divers pays, mais surtout en France. Là, par l’économie la plus rigoureuse et les travaux les plus pénibles, ils recueillent les deniers nécessaires au payement de leurs contributions. Sur l’impôt brut d’environ 3 millions et demi, 2 millions passaient en Piémont pour n’en revenir jamais. L’extraction du numéraire était encore augmentée par l’émigration des étudiants qui allaient prendre leurs grades à Turin ; des militaires qui allaient y passer leur temps de congés ; des nobles qui allaient y ramper. Le Piémont pompait tout et desséchait tous les canaux de la prospérité publique. Cette source d’abus sera tarie par l’effet de la réunion proposée : alors une plus grande masse de numéraire circulant dans le pays facilitera les échanges ; on n’y verra plus une caste privilégiée porter sa bassesse à la Cour de Sardaigne et rapporter ses vices en échange ; des instituts nationaux dispenseront les hommes à talent de franchir les Alpes pour moissonner la science, car la Savoie partagera les moyens d’instruction qui seront communs à tous les départements.

Jusqu’ici l’impôt territorial grevait en Savoie ces bons cultivateurs qui sont les nourriciers de l’État. Les maisons de ville conservant la franchise qu’elles avaient obtenue dans les siècles de la féodalité n’étaient point imposées ; désormais la justice répartira les contributions, de manière que le citadin n’échappe pas l’acquittement des charges publiques. Ne dites pas que la part contributive de la Savoie sera plus considérable que si elle fût restée isolée. La suppression de la dîme et de la féodalité, l’accroissement de son industrie, de ses richesses lui rendraient moins onéreuse une imposition plus forte ; mais dans l’hypothèse de la non-réunion, elle succombera nécessairement sous la masse des impôts. On peut d’abord porter en compte les droits d’importation auxquels le voisinage de la France la soumettrait. Mais à quelles dépenses énormes ne serait-elle pas réduite pour la conservation d’une liberté qu’à la fin elle verrait encore lui échapper ? Car si la Savoie n’est point réunie à la France, quel parti lui reste ? Elle ne peut retourner sous la verge de la tyrannie piémontaise : par la nature même de ses principes elle ne peut s’unir à Berne qui n’a de république que le nom et dont les dominateurs sont coalisés avec les despotes de l’Europe. Dès lors, elle reste forcément abandonnée à elle-même.

2,000 hommes en temps de guère suffisent pour garder la Savoie devenue française ; 10,000 suffiraient à peine pour garder la Savoie formant un État à part. La nécessité d’accroître sa force publique, d’élever des forteresses, de payer tous les agents de son gouvernement, la condamnerait ou à quadrupler la masse de l’impôt, ou, ce qui est la même chose sous une autre forme, à un emprunt énorme dont la rente la grèverait également et produirait les mêmes effets. Trouverait- elle d’ailleurs les fonds de cet emprunt ? Ainsi commençant par un déficit, sa dissolution politique serait prochaine ; car, malgré ses efforts, bientôt elle serait engloutie par l’invasion de quelques despotes concertés, qui aggraveraient son joug, en raison de la fureur et de leur orgueil humilié ; et le souvenir de la liberté dont elle aurait goûté les prémices ajouterait pour elle au malheur de l’avoir perdue. En confondant ses intérêts politiques avec les nôtres, c’est la partie faible qui s’unit à la partie forte : une nation pauvre s’associe à une nation riche ; elle s’agrandit de toute notre puissance. Et dès lors la générosité commande de lui ouvrir notre sein.

Ne craignons pas que cette incorporation devienne une nouvelle pomme de discorde. Elle n’ajoute rien à la haine des oppresseurs contre la Révolution française ; elle ajoute aux moyens de puissance par lesquels nous romprons leur ligue. D’ailleurs le sort en est jeté ; nous sommes lancés dans la carrière ; tous les gouvernements sont nos ennemis, tous les peuples sont nos amis ; nous serons détruits, ou ils seront libres… Ils le seront ; et la hache de la liberté, après avoir brisé les trônes, s’abaissera sur la tête de quiconque voudrait en rassembler les débris. (Applaudissements réitérés.)

A l’instant où vous prononcez la réunion, il n’y aura plus de Savoie. Dès lors, sous une autre dénomination, elle forme un quatre-vingt-quatrième département : la France reculant sa frontière, la porte au Saint-Bernard, et le Code des lois de la République étend son empire sur cette contrée ; dès lors les citoyens de cette section de l’Empire doivent nommer des mandataires qui, siégeant au milieu de vous, travailleront de concert à fonder la félicité et la gloire de la République sur la base éternelle de la justice. Vos comités n’ayant pu réunir tous les éléments qui règlent, d’après la triple base, le nombre des députés de ce département, se sont fixés, d’après un calcul approximatif, sur un nombre de dix.

Nous vous proposerons une mesure que vous avez suivie avec succès dans une foule de circonstances, celle d’envoyer des commissaires pris dans votre sein, qui se transporteront dans cette sortie de la République, pour procéder à la division provisoire et à l’organisation de ce département en districts et en cantons. Les citoyens s’attendent à recevoir ces commissaires ; ils aspirent au moment d’embrasser la France en leurs personnes.

La réunion de ces deux contrées forme une époque unique dans l’histoire du monde ; elle se consomme au moment où les trônes s’ébranlent de toute part, et où les peuples se réveillent.

Braves descendants des Allobroges, pendant trois siècles vous fûtes Français ; vous le fûtes toujours par l’énergie de votre caractère : depuis mille ans le despotisme vous avait arrachés du sein de la patrie, et vous en tenait éloignés ; sous le règne de plusieurs dynasties abhorrées, vos ancêtres et les nôtres ont trainé leur pénible existence ; ils ont versé des armes brûlantes de désespoir ; elles sont à peine desséchées, et leurs gémissements retentissent encore dans nos coeurs : mais ils sont vengés ; leurs descendants ont brisé leurs fers ; et si jamais ils repassent la cime des Alpes, ce sera pour aller renverser le trône du despote de Turin. Ils sont vengés : la liberté embrasse les siècles futurs ; à sa suite elle conduit les vertus et le bonheur ; et ils vous béniront, ces hommes de l’avenir, qui n’arriveront à l’existence que quand vous dormirez dans la poussière.

Généreux Savoisiens, en vous nous chérirons des Français, des amis et des frères. Nos intérêts communs vont se confondre ; vous rentrez dans la famille pour n’en sortir jamais ; et notre union, notre liberté et la souveraineté des peuples seront durables comme vos montagnes, immuables comme le ciel qui nous entend.

 

Décret.

 

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités de constitution et diplomatique, et avoir reconnu que le voeu libre et universel du peuple souverain de la Savoie, émis dans les assemblées des communes, est de s’incorporer à la République française ;

Considérant que la nature, les rapports et les intérêts respectifs rendent cette union avantageuse aux deux peuples, déclare qu’elle accepte la réunion proposée, et que dès ce moment la Savoie fait partie de la République française.

Article premier.

La Convention nationale décrète que la Savoie formera provisoirement un quatre-vingt quatrième département, sous le nom de département du Mont-Blanc.

Article 2.

Les assemblées primaires et électorales se formeront incessamment suivant la forme des loix établies, pour nommer leurs députés à la Convention nationale.

Article 3.

Ce département aura provisoirement une représentation de dix membres à la Convention nationale.

Article 4.

Il sera envoyé dans le département du Mont-Blanc, quatre commissaires, pris dans le sein de la Convention nationale, pour procéder à la division provisoire et à l’organisation de ce département en districts et en cantons. Ces commissaires seront nommés par la voie du scrutin.

Article 5.

Les bureaux de douanes établies sur les frontières de la France et de la Savoie sont supprimés. Ceux sur les confins du Piémont, de la Suisse et de Genève seront conservés provisoirement ; et le ministre des contributions publiques sera chargé de leur faire parvenir, sur-le-champ, les loix et tarifs relatifs à la perception des droits sur les objets exportés ou importés.

Article 6.

Il sera établi, dans les chefs-lieux de districts ou dans les bureaux de douanes aux frontières, après l’organisation des autorités, des commissaires pour la vérification des assignats.

Article 7.

Sur la proposition d’insérer dans le décret de réunion de la Savoie les mots Au nom du peuple français, la Convention nationale passe à l’ordre du jour motivé sur la déclaration solennelle qu’elle a faite, qu’il n’y aura de Constitution que celle qui aura été acceptée par le peuple français.

Lien sur le texte original : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k443446